mercredi 28 janvier 2015

Théâtre multimédia | A House in Asia

Par la compagnie Agrupación Señor Serrano

À la source de la pièce de théâtre multimédia A House in Asia, il y a la découverte, par hasard, au détour d’une lecture, de la reproduction par deux fois de la maison de Ben Laden. « On a adoré cette image, trois maisons identiques existant en même temps à différents points du globe. Il ne s’agit pas de copier un bâtiment architecturalement singulier comme la Tour Eiffel. Il s’agit de la maison de Ben Laden qui est une maison banale, sans aucun intérêt, sans aucune autre particularité que celui qui y habite. », explique Pau Palacios, qui avec Àlex Serrano, est à l’origine de l’idée qui soutient A house in Asia.

Trois maisons donc. La première, l’originale, est celle où Ben Laden s’installe au Pakistan, à Abbottabad, tandis qu’il est l’homme le plus recherché de la planète. L’habitation à trois étages ne présente rien d’inhabituel si ce n’est qu’elle occupe un terrain ceint par une paroi de trois mètres de haut. La première copie, construite en Caroline du Nord à partir des spéculations de la CIA, est le théâtre des entraînements des marines qui planifient l’Opération Neptune Spear, celle-là même qui doit faire tomber Ben Laden. Rien de tel alors que de s’exercer à l’intérieur d’une réplique de l'antre du monstre.
La troisième version de la maison, enfin, est bâtie en Jordanie par Columbia Pictures et tient lieu de décor pour le film Zero Dark Thirty de la réalisatrice Kathryn Bigelow. S’ajoutent à cette démultiplication du bâtiment les nombreuses versions virtuelles que différents jeux vidéo ont conçues par la suite.
Plus on s’éloigne de la version originale, plus on en vient à douter de son existence. C’est ce processus de déréalisation et de mythification que la pièce détricote avec un sens de la narration extrêmement malicieux.

A House in Asia s’organise autour de la propension de nos sociétés occidentales à construire du mythe à partir d’une pelote de récits. La pièce joue avec trois fils narratifs principaux, qui se télescopent allègrement. L’entraînement des marines côtoie la poursuite insensée du capitaine Achab, rendu fou par la haine irraisonnée qu’il voue à Moby Dick. La figure de Ben Laden prend alors les contours du plus célèbre des cachalots. Et puis, Ben Laden prend encore le masque de Geronimo que lui tend, bizarrement, l’armée des États-Unis elle-même.
Car pendant la préparation de l’Opération Neptune Spear, les responsables américains font le choix, pour le moins douteux, de nommer Ben Laden « Geronimo » : le leader apache, qui incarne aujourd’hui une noble et vaillante résistance au géant américain ! La compagnie barcelonaise Agrupación Señor Serrano se saisit de ce paradoxe pour nourrir son récit des éléments du western.

Les cow-boys et les Indiens, c’est un jeu d’enfants aussi. Sur la scène, trois joueurs manipulent de petites figurines, déplacent des voiturettes sur une maquette de parking où clignote l’enseigne de McDonald’s. De ces manipulations ludiques, ils prennent des images en direct qui sont simultanément montées et projetées sur une toile blanche en fond de scène.
Ils soulèvent encore le toit de la maquette figurant la maison mythique de Ben Laden / Moby Dick / Geronimo que balaye leur petite caméra. Ils sont les Asmodée de Lesage : ce diable boiteux aux tendances voyeuristes. Un écho aux fantasmes d’omniscience que nourrit l’armée américaine, et que prolonge le cinéma en jouant la carte de l’hyperréalisme.

Les réalités se brouillent à l’intérieur du cadre de la scène. La Vie est un songe se rejoue dans un récit incroyablement actuel. Comme si la compagnie ne pouvait se saisir de ce sujet ultra contemporain autrement qu’avec des outils de narrations certes modernes mais aussi dérisoires puisque se bousculent pêle-mêle des figurines, des petites autos, des caméras, des simulateurs de vol...
La bande son est à l’avenant, franchement bigarrée : des musiques de western, bien sûr (celles qui ont habillé les grandes épopées de l’Ouest américain), des chants indiens mâtinés de musiques électroniques, du rap US, et l’un des tubes de Take That, groupe qui eut son heure de gloire au temps révolu – heureusement – des boys band ! Quel rapport avec les Apaches, les croisades et la chasse à la baleine blanche ? Il y en a bien un car la narration de A House in Asia fonctionne suivant un jeu de piste vertigineux.
Matt Bissonnette, un des Navy Seal ayant participé à l’opération Neptune Spear, a livré son témoignage des évènements dans un ouvrage intitulé No Easy Day. Pour préserver son anonymat, il se cache derrière le nom de Mark Owen, pseudonyme de l’un des membres du boys band britannique !
L’image d’un des tombeurs de la bête vient alors se superposer à celle de ce tombeur de jeunes filles élu de nombreuses fois l’ « homme le plus sexy du monde ». Cocasse. Mais troublant aussi. À l’image de ce théâtre bâti sur un fascinant écheveau de micros et de macros récits. Lesquels s’étagent et s’envahissent sur fond de pop culture américaine. Une brillante façon de nous dissuader de croire en l’unicité d’une histoire – celle avec sa grande hache – qui glisse bien vite vers la mythologie.

A.D. (pièce vue à l'Hexagone de Meylan le 28/01/2015)
Compte rendu critique


© Nacho Gómez
Idée originale Àlex Serrano et Pau Palacios — Création Àlex Serrano, Pau Palacios, Ferran Dordal, Jordi Soler — Performance Àlex Serrano, Pau Palacios et Alberto Barberá — Voix James Phillips, Joe Lewis — Production et assistante mise-en-scène Barbara Bloin — Illumination Alberto Barberá — Vidéo-création : Jordi Soler Dessin du son et bande sonore Roger Costa Vendrell — Conseiller en technologie Eloi Maduell — Maquettes Núria Manzano — Costume Alexandra Laudó Photographie Nacho Gómez — Conseillère légale Cristina Soler — Conseiller du projet Víctor Molina — Management Iva Horvat / Agente129. Avec la participation de danseurs de country de Meylan.

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