La contre-utopie entretient avec
l’anticipation un rapport étroit qui tient à la portée critique du genre.
Lequel genre se saisit de ce qui a troublé le passé et de ce qui continue de menacer
de manière sourde le présent. Il en projette alors les nœuds dans un futur de
cauchemar. Ainsi, Aldous Huxley souligne-t-il, dans Le Meilleur des Mondes, la folie où pourrait nous conduire une
course effrénée vers l’eugénisme, ce que pointe également du doigt Bienvenue à Gattaca au chapitre du
cinéma. Dans 1984, George Orwell
reprend les caractéristiques des dictatures qui ont lacéré la première moitié du XXe siècle pour en préciser les contours. Les
contre-utopies d’aujourd’hui mettent en scène des espaces dévastés, une nature
devenue tout à fait hostile pour des êtres humains qui en ont pompé toutes les
ressources : The road de Cormac
McCarthy ou plus récemment la bande dessinée Le Transperceneige,
adaptée au cinéma.
Ce petit panorama non exhaustif montre bien que le genre procède d’une certaine urgence à poser le regard sur ce qui menace l’humanité. Mais alors de quel péril souhaite donc nous garder le Cirque Éloize avec sa création Cirkopolis ? Pas de l’ennui assurément. La compagnie de cirque québécoise s’empare d’un univers dystopique pour donner un cadre à son show où se mêle les disciplines circassiennes : acrobatie, roue cyr, bascule, sangles, jonglage, contorsion… En fond de scène défilent, sur un immense écran, des images de tours infinies ou d’énormes rouages qui évoquent autant Les Temps modernes de Charlie Chaplin, Metropolis de Fritz Lang et le Gotham City de Batman. Ces univers sombres aux allures cartoonesques défilent avec force effets de perspective qui avalent les interprètes et les spectateurs. Spectateurs dont l’imagination est d’emblée saturée. On aurait pourtant pu leur accorder assez de crédit pour reconstruire eux-mêmes ces images glacées au sein desquelles ils ont forcément baigné.
L’univers dystopique est donc
employé ici à rebours de son usage premier. Dans Cirkopolis, il tient lieu de décoration plaisante, rassurante même
tant il nous est familier. Les ingrédients de la vieille fable dystopique sont
là : l’uniformité des êtres, le travail vide de sens, le personnage
lunaire qui fait office de grain de sable dans la grande machine, l’amour qui
permet l’évasion… La nécessité inhérente au genre devient prétexte au divertissement le
plus poli.
Un joyeux luron se détache donc
de l’uniformité générale : c’est le Sam Lowry de Brazil, le film que Terry Gilliam réalise en écho à 1984. Comme lui, il travaille au bureau
des vérifications. Comme lui, il tombe amoureux. Comme lui, il est attachant.
Et la fantaisie d’une des scènes portées par ce personnage tranche en effet avec
l’atmosphère convenue de l’ensemble. En prenant comme agrès un portemanteau à
roulettes et en tombant amoureux d’une robe pendue à un cintre, le doux rêveur
ouvre une brèche qui laisse enfin s’envoler l’imaginaire. On reprend son
souffle avant de replonger dans des scènes parfois pénibles où des jeunes
filles au regard tantôt énamouré, tantôt éberlué jouent les fragiles créatures
noyées dans un univers mâle. Est-ce une dénonciation incorporée au propos
dystopique ? Pas sûr.
Pour remarquables que soient les
performances (la technique est impeccable), elles sont gâtées par des musiques
sirupeuses qui n’ont rien à envier aux plus racoleuses des comédies romantiques.
Cirkopolis est donc un peu à la
contre-utopie ce que Bob l’éponge est au conte philosophique. Ce peut être
plaisant, mais c’est loin d’être remuant.
A.D.
de Grenoble le 26/01/2015
Compte rendu critique
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